LA BELLE AUBERGISTE

de Carlo Goldoni

projet : Elena Bucci et Marco Sgrosso
mise en scène : Elena Bucci

avec : Elena Bucci (Mirandoline), Marco Sgrosso (Le Chevalier de Ripafratta)
Daniela Alfonso (Dejanira), Maurizio Cardillo (Le Comte d'Albafiorita), Gaetano Colella (Le Marquis de Forlipopoli), Nicoletta Fabbri (Ortensia), Roberto Marinelli (Fabrizio)

lumières : Maurizio Viani - régie lumières : Matteo Nanni - son : Raffaele Bassetti - régie plateau : Giovanni Macis - costumes : Marta Benini - perruques : Denia Donati - assistants à la mise en scène : Alessandro Sanmartin, Filippo Pagotto, Giovanna Randi - administration : Paola Bartoli - distribution : Emilio Vita pour «Argante» - chargée de diffusion CTB : Bianca Simoni - chargée de presse Le belle bandiere : Giulia Calligaro


Le succès de ce texte, que l'on étudie à l'école et que tant de compagnies mettent en scène, risque de rendre muet. On peut toutefois raconter combien nous nous sommes amusés à le mettre en scène, retrouvant les racines de la comédie italienne la plus brillante du siècle dernier, épiant les secrets du comique de la Commedia dell'Arte, dont Goldoni fut un témoin privilégié, et dont nous ne connaissons que très peu aujourd'hui.
Nous avons tâché de quitter le chemin tracé de la bonne diction italienne pour nous aventurer délibérément dans l'irrégularité du dialecte, ce qui a donné aux répliques et aux situations plus de concret et de vivant. Il est certain qu’à l'époque de Goldoni, l'italien était infiniment plus coloré que de nos jours.
La scénographie est surtout évoquée par les lumières de Maurizio Viani, capables de transformer une simple table en auberge, en blanchisserie, en salle d'attente de l'effondrement d'un monde et d'une manière de vivre, sous l'ouragan qui détruit et remanie les rêves de liberté et de bonheur de tous les personnages.
L'utilisation des ombres, qui ne prétend pas égaler les maîtres de cet art, est pour nous nostalgie, mystère, approche médiumnique envers ce monde décalé, dont il nous reste des images, des documents, des tableaux, des œuvres, mais que nous ne pouvons plus saisir dans toute sa complexité.
Le son accompagne la succession des répliques et des pauses de changements de décor comme s'il était lui-même scénographie, évoquant des lieux étrangers à ce que l'on voit, amplifiant les pièces, multipliant les acteurs.
Il suggère le craquement d'un grand navire à la dérive, qui pourrait représenter notre Occident.
Les ombres et les sons dénoncent notre distance temporelle et notre proximité humaine.
Aujourd’hui encore, une relecture énergique de ce texte nous fait comprendre son succès, et la perplexité du public qui le vit en scène pour la première fois.
Son mécanisme parfait, qui déclenche l'émotion, tout en la faisant briller à travers les rires, n'offre aucune solution, mais pose de multiples questions.
Pourquoi une femme ne peut-elle pas réaliser son désir d'autonomie, s'appuyant sur son habileté et sur l'indépendance de ses sentiments?
Les hommes et les femmes sont-ils si différents? Est-ce que ce sera toujours la guerre entre eux?
Combien durera encore l'illusion d'un bonheur bâti sur la richesse et l'aisance?
Sait-on vraiment ce que cela signifie d'accepter les voyageurs du monde?
Dévoiler les illusions de l'amour nous rend-il plus fort et plus heureux? Ou cela nous livre-t-il à une inextinguible nostalgie?
Et combien cela nous protège-t-il de la douleur?
Comment un regard ironique et impitoyable sur ses propres limites et celles d'autrui peut-il nous apprendre à pardonner et à accepter?
Combien a-t-on perdu en sacrifiant une vision du monde au féminin en faveur d'une vision au masculin?
Avec intelligence, coquetterie et détermination, Mirandoline tisse un réseau subtile de gestes qui apaisent de grandes peurs à travers la satisfaction de simples besoins quotidiens, dans l'illusion de recréer un ordre du monde à partir du lieu qu'elle habite et anime. Sa façon de servir possède la dignité et l'allure propres à une reine sans titre, sauf celui qui dérive de la conscience de ses capacités d'entrepreneuse et de son regard libre et attentif sur ce qui l'entoure.
La misogynie obstinée, lucide et presque tendre du Chevalier est destinée à s'effriter, pour célébrer le triomphe d'une femme d'affaires séduisante, dont la grâce est un froid métier, qui ne parvient cependant pas à soustraire son rêve de liberté aux nécessités de l'intérêt et de la réputation.
On respire la solitude diffuse des personnages, qui sont à la merci de leurs obsessions: le Chevalier et sa volontaire misanthropie; le Marquis et le Comte, amis/ennemis/rivaux, prêts à d’imprévus changements d'alliances; Fabrizio et son aveugle dévouement pour la patronne, qui lui vaudra un mariage sans amour.
Les comédiennes Dejanira et Ortensia – livrées, par ingénuité ou par malheur, à interpréter une féminité soumise et intéressée – insèrent quant à elles le goût pour le cabotinage typique du théâtre que Goldoni rejetais, un genre et un milieu peuplés de masques et d'illusions, de la misère et du pouvoir excessif des acteurs.
On observe le monde sûr de l'aisance d'un côté, et de l'autre celui périlleux de l'aventure déréglée, poursuivant le même voyage, sur un navire qui craque et s'éloigne de plus en plus, comme l'histoire ou la vie tout court.
En dépit de sa réputation de réformateur du théâtre et de ses mises en garde contre les flatteries de l'amour, Goldoni nous livre, bon gré, mal gré, une œuvre qui décèle toute les faiblesses humaines, la vitalité anarchique et désespérée du monde de la Commedia dell'Arte, outre le regard de l'auteur lui-même, qui semble les juger et les condamner, mais qui ne manque pas – tacitement – de les embrasser, une larme d'enchantement sur la joue, qui ne veut couler ni sécher.